Madame Nadège D, 62 ans, serveuse dans un restaurant, est adressée par une consoeur suite à « l’apparition brutale de douleurs dans la région temporo-mandibulaire droite avec blocage de l’ATM ». Lors de l’entretien clinique la patiente se dit stressée et fait état de douleurs lombaires anciennes (« pincement de L1 »), de douleurs dans le cou coté droit et surtout dans le coté droit de la face. Elle dit qu’elle a bloqué son articulation tout de suite après l’extraction de la 43 et du bridge qu’elle portait. L’examen de la motilité mandibulaire est significativement perturbé avec une ouverture douloureuse limitée à 24 mm, rectiligne, mais des latéralités quasi normales (12 mm à droite et 10 à gauche). La palpation des ATMs retrouve une limitation des déplacements condyliens, celle des muscles masticateurs met en évidence des masses musculaires importantes et tendues. La patiente ne fait pas état de bruits articulaires précédent le blocage. La mandibule est peu décontractée et la position mandibulaire d’OIM très perturbée . La position d’ORC est indéfinissable, notre manipulation aboutissant à de multiples positions mandibulaires instables. Notre diagnostic est donc celui d’un myospasme et tout nous laisse à penser qu’il est consécutif à l’extraction de 43.
En effet, l’examen de la situation occlusale d’OIM est très variable et difficile à tenir. D’autant plus que les édentements rendent quasi impossibles les fonctions de centrage et de calage. De guidages nous n’en parlons même pas. Pour la patiente la recherche de son OIM la conduit en latéro-propulsion pour tenter désespérément de rétablir un bout à bout antérieur qui selon elle était sa situation avant l’extraction de 43 et la perte du grand bridge (43-48) qui donnait tous les contacts du coté droit.
En fait la recherche d’une OIM, dans la douleur, correspond à naviguer entre un calage 42/13 avec appui molaire aléatoire à gauche, et un calage inter-canin à gauche avec appui très instable sur le moignon de 48. A nos yeux, cette « navigation mandibulaire »(consécutive à la perte du calage inter-canin droit par suite de l’extraction), vers une position latéro-propulsive sans espoir de calage vrai, est responsable du myospasme que nous identifions d’abord comme celui du ptérygoïdien droit.Dans un premier temps nous plaçons deux cotons salivaires dans le surplomb antérieur et nous demandons à la patiente de fermer doucement sa bouche sur ces obstacles. Aucun contact occlusal ne doit être perçu pour bénéficier de cette butée antérieure d’urgence. Après quelques minutes l’ouverture buccale un peu augmentée (la patiente décrit d’ailleurs une sédation partielle des douleurs), nous permet de prendre une empreinte pour la réalisation d’une orthèse mandibulaire (qui compensera l’édentement droit). La patiente est revue 3 jours plus tard et l’orthèse adaptée à l’ORC du jour déjà bien plus en retrait que ce qui était observable au jour de la consultation initiale.
La patiente revue 3 semaines plus tard n’a plus de douleur. L’ouverture est de 45mm.
Mais la patiente se trouve très laide avec le grand surplomb apparu (de l’ordre de 18mm). Elle jure ses grands dieux qu’elle « n’a jamais été comme ça ». Ce que nous croyons puisque son bridge devait placer sa mandibule dans position d’OIM avancée, avec appuis canins bilatéraux permettant un repos des muscles gérant sa navigation latérale (ptérygoïdiens latéraux). La patiente insiste pour nous montrer qu’en fait elle est détendue en propulsion et crispée en ORC sur la gouttière. Nous lui donnons un miroir et lui enseignons comment gérer sa position mandibulaire pour passer de la position d’ORC à celle de propulsion. Quand cette étape est acquise nous lui demandons de faire ces mouvements en palpant doucement ses muscles masticateurs. Son étonnement est grand quand elle prend conscience que son déplacement vers l’avant correspond à une mise en tension des muscles. Elle a compris comment l’orthèse a pu la soulager.Mais le problème consécutif est lourd : dans quelle position remettre sa mandibule pour qu’elle conserve le confort retrouvé et lui donne un visage acceptable selon ses goûts ?
L’orthèse par ses réglages successifs permet-elle de matérialiser et valider cette position thérapeutique ? Faut-il ne pas transiger et s’orienter vers l’ODF et la chirurgie ?
10 commentaires
Françoise a dit:
Oct 21, 2012
Encore une fois, la question est : pourquoi les dents ont-elles été perdues?
Une Classe II avec overjet de 18 mm compensé pendant des années peut être toléré pendant un certain temps… le calage canin était une béquille
Seul un traitement d’orthodontie associé à une chirurgie d’avancée mandibulaire (et peut être un repositionnement maxillaire) peut redonner de la place pour la langue et une occlusion équilibrée
Sinon, on s’adapte, on refait une béquille et l’histoire de la malocclusion avec son cortège de maux continuera à évoluer
carmen touchina a dit:
Oct 21, 2012
Merci Françoise de ce commentaire pertinent et qui ouvre de grandes perspectives sur un cas très commun. Je vais argumenter sur l’indication de prise en charge ortho-chir.
Oui c’est certain, c’est la perte de la « béquille » canine qui déclenche le cataclysme douloureux et fonctionnel. La patiente de 62 ans, n’avait aucun problème depuis fort longtemps (et je dirai malgré le bridge que je n’ai pas vu mais qui devait être « sportif »),pourquoi voulez vous mettre en place un traitement ortho-chir? Vous me dites pas que c’est maintenant qu’il faut faire ce traitement mais quand elle était jeune, pour lui éviter de perdre ses dents. Je ne crois pas que la perte des dents soit imputable à sa situation intermaxillaire. De très nombreuses personnes présentent des grands surplombs et ceci s’accompagne toujours d’une grande précarité occlusale. L’organisme s’adapte, et les relations fonctionnelles ou dysfonctionnelles entre ventilation, déglutition et croissance mandibulaire, se font « au moins ma »l et la situation occlusale résultante permet en général centrage,calage et guidage. A mes yeux c’est seulement quand le résultat clinique de ces adaptations ne permet pas de stabiliser la mandibule dans une position centrée et guidable, que le traitement ortho-chir devient indispensable. J’ai l’impression (mais ce n’est pas un travail statistique opposable) que je vois plus de DAMs consécutifs à des traitements ortho-chir que consécutifs à une absence de traitement ortho-chir. Dans le cas de cette patiente je comprends votre proposition, mais la prévention bucco-dentaire la plus classique n’aurait elle pas pu éviter de perdre les dents mandibulaires?
Le second point que je voudrais indiquer c’est la difficulté à fixer la position mandibulaire asymptomatique retrouvée (celle sur la gouttière)pour la maintenir tout au long du traitement ortho-chir. C’est, selon mon expérience, très difficile, et nécessite parfois un compromis « orthèse » en sortie.
Dans le cas de cette patiente, revue il y a 3 jours, son confort est tel, qu’elle accepte finalement son surplomb et ses conséquences inesthétiques. Le plan de traitement que j’ai proposé à sa praticienne, avec l’accord de la patiente, est donc de faire un appareil amovible à châssis métallique qui remplace les dents manquantes et rétablisse le centrage et le calage mandibulaire dans la position de l’orthèse. Ce qui est beaucoup plus simple.
Mais si la patiente avait 30ans?
jipbrham a dit:
Oct 22, 2012
L’exposé de Carmen est parfaitement circonstancié et mérite des félicitations
Je reviens sur sa dernière phrase : et si la patiente avait 30 ans.
Les nombreux cas que j’ai pu observer tant durant mon activité à hospitalo-universitaire que durant mon exercice libéral ne m’ont pas toujours convaincu de l’efficacité des résultats obtenus avec ODF Chirurgie.
Il est important de considérer la durée du traitement, sont cout tant en matière financière que de souffrance et les résultats esthétiques et fonctionnels qui ne sont pas toujours conformes à l’idée que s’en faisait le praticien et le ou la patiente.
Même à 30 ans je reste réservé.
françoise a dit:
Oct 22, 2012
Je suis d’accord avec vos commentaires, car la patiente a 62 ans, l’adaptation est difficile à prévoir
Il faudrait qu’elle ait 5 ans! Il suffirait alors d’un an de traitement,
le coût financier, l’équilibre obtenu, les souffrances évitées pour toute la vie seraient sans commune mesure.
Il faut bien prendre en compte que si les patients ont besoin d’ODF, l’esthétique, hélas souvent mise en avant, n’est que la partie visible de la malocclusion.
Bien souvent il existe chez ces patients des DAMs déjà en denture lactéale
carmen touchina a dit:
Oct 22, 2012
Merci à JIPBRHAM pour son commentaire élogieux. Je perçois qu’il est un véritable praticien, qu’il connait les difficultés de l’occlusodontologie mais aussi les vértiables moyens, diagnostics et thérapeutiques, qu’elle met à la disposition des praticiens pour soulager les patients.
Quant à Françoise j’aimerais lui dire que je ne suis pas certain que les interventions précoces (souhaitables sans doute) soient en mesure de résoudre tous les déséquilibres. Mais c’est vrai que la prise en compte rapide des difficultés de ventilation ou des asymétries fonctionnelles, associées à la mise en oeuvre d’une véritable mastication, aideraient beucoup de nos patients. La prévention est là, pour les très jeunes je crois.
parolo a dit:
Oct 28, 2012
Bonjour,
Merci pour le détail de ce cas clinique c’est explicite . J’ai deux questions cependant:
1. Lors de l’entretien clinique la patiente se dit stressée et fait état de douleurs lombaires anciennes (« pincement de L1 »), de douleurs dans le cou coté droit et surtout dans le coté droit de la face. Avez vous réalisé une prise en charge complémentaire avec un ostéopathe et si non pourquoi ?
2. Pourquoi ne pas réaliser une butée antérieure comme orthèse plutôt que de réaliser cette gouttière classique en ORC puisque la butée antérieure provisoire avec des cotons salivaires a diminué les symptômes initiaux ? Merci de votre réponse
parolo a dit:
Oct 28, 2012
Encore une remarque concernant le traitement à longs termes:
Pourquoi ne pas réaliser une réhabilitation globale en position thérapeutique, c’est à dire restaurer la patiente dans une position d’avancée testée au préalable par une gouttière indentée. Cette dernière aurait permis de restaurer le guidage et le calage ainsi que le centrage dans une position qui n’est pas la relation centrée certes mais avec un désordre esthétique moins important. Si la gouttière indentée réduit la douleur initiale, il me parait pas complétement absurde de restaurer cette patiente dans cette position. Je verrai deux points délicats: le cout biologique, mais les principes de l’adhésion permettent maintenant de ne pas préparer les dents de manière mutilante. Deuxième point: le surplomb semble important mais s’il était que d’un centimètre auriez vous eu la même démarche thérapeutique ?
Quant à la démarche ortho/chir c’est toujours un peu compliqué. Pour en avoir discuté avec des chirurgiens maxillo-faciaux, une technique de choix est de visser au cours de l’intervention le disque sur la tête du condyle mandibulaire…
Encore merci par avance de votre réponse
carmen touchina a dit:
Oct 28, 2012
Je réponds dans l’ordre:
1- Non je n’ai pas cherché une prise en charge complémentaire car mon diagnostic était solide: l’historique, les signes et symptômes, la situation occlusale…tout montrait qu’on était devant un myospasme lié à l’occlusion. Donc je me concentre sur mes compétences et je soulage la patiente en lui redonnant le plus vite possible la possibilité d’établir une position mandibulaire centrée, calée et détendue. Il ne faut pas toujours chercher à mettre en relation des douleurs à distance et un DAM. C’est quand il y a doute diagnostic qu’on va chercher plus loin. On peut avoir un DAM et un problème rachidien totalement disjoints.
2- La butée antérieure transitoire, d’urgence, constituée par les cotons salivaires, permet de rompre le cercle infernal de la position mandibulaire « perdue » qui aboutit au myospasme. Le coton cale sans créer d’intercuspidation. La mandibule peut donc se détendre en partie. C’est cette détente qui lève la douleur. Mais elle ne donne pas la position mandibulaire de référence. Vouloir utiliser une butée antérieure (Nti TSS je suppose) sur plusieurs jours n’apporterait aucun soulagement. Au pire elle contribuerait à créer de nouveaux calages en propulsion qui n’auraient aucune chance de correspondre à une situatioon stable. La patiente a besoin d’une position mandibulaire stable sur laquelle elle puisse s’appuyer sans relancer son myospasme. En aucun cas pour moi une butée antérieure ne peut répondre à la situation.
3- Je pense que votre question est soutendue par l’idée suivante: peut-on donner satisfaction à la demande esthétique de la patiente en lui proposant une restauration qui placerait sa mandibule en position avancée. Mais vous rendez vous compte des risques que voue ferez prendre à cette patiente qu’on sait déjà fragile sur le plan de la stabilité mandibulaire? Comment être certain qu’elle supporterait la position avancée? Après prothèses transitoires et préparation de toutes les dents? Après mise en place d’implants mandibulaires secteur 40? Et qui vous dit que cette position mandibulaire supportée se maintiendrait dans le temps. On a vu tant de restaurations fixes en position avancée et qui finalement reviennent en ORC en cassant tout ou en abrasant les prothèses. Je vous précise que ma gouttière n’était pas indentée. Surtout pas, puisque j’avais besoin de la détente mandibulaire. Je n’ai jamais cherché à imposer une position à la mandibule. Il faut la laisser se replacer sans crispation: centrage et calage suffisent dans un premier temps et une orthèse lisse est le meilleur moyen de l’obtenir rapidement si elle est bien réglée.
Pour moi, je crois que moins on prendra de risque, mieux la patiente se portera: identifier la position de confort mandibulaire, rétablir centrage, calage et guidage de cette position, et le faire au coût biologique minimal. C’est pourquoi j’ai proposé le châssis amovible.
Et pour votre point suivant je confirme: si le surplomb n’avait été « que » de 10mm, j’aurais fait la même proposition. Primum non nocere.
Merci de vos questions très concrètes et qui me premettent d’aller plus loin.
parolo a dit:
Oct 28, 2012
Merci de vos réponses.
Je garde deux remarques:
1.Je reviens à mon idée initiale, pourquoi ne pas tester une position d’avancée avec une gouttière indentée restaurant le calage et le guidage. Pensez vous que le port de cette gouttière aurait soulagé la patiente ? et sinon pourquoi. la gouttière en position thérapeutique me paraissait idéale pour corriger les surplombs importants et cas d’absence de calage. Ceci étant dit cela ne règle pas le problème de manière définitive car si la patiente est soulagée, comment la restaurer ensuite.
2. Autre point:
Je pense comprendre votre démarche de positionnement en relation centrée, position stable et reproductible. cela c’est d’accord mais dans la solution que vous proposez quid de la position sans la gouttière à la fin du traitement ? Vous souhaitez restaurer la patiente en RC mais cela va nécessiter des ajustements occlusaux car cette position ne sera pas identique à la PIM initiale ?
Avez vous réalisé une équilibration occlusale en RC avant de renvoyer la patiente chez son praticien en vue de la réalisation du chassis métallique ?
Merci de ce complément de réponse; cordialement
carmen touchina a dit:
Oct 30, 2012
Bravo pour ces questions Parolo: elles nous permettent d’aller plus loin.
1- Je comprends votre envie de répondre au souhait esthétique de la patiente en avançant la mandibule. Ma position est inverse et très rigide (trop?): je ne veux pas prendre le risque de mettre la mandibule dans une position dysfonctionnelle car je viens de voir ce qu’il en coûte. Ce qui m’intéresse en tant que thérapeute, ce n’est pas l’occlusion, ni même la demande esthétique, mais les fonctions mandibulaires. Je cherche le confort de ma patiente, le silence clinique de ses fonctions mandibulaires. Quand j’ai déterminé et stabilisé cette position mandibulaire je passe la main: si la patiente opte pour ortho-chir c’est sa liberté; si elle veut une grande restauration fixée en ante-position, c’est son choix. Moi je ne le ferai pas et si les praticiens me demandent conseil je les inviterai à respecter au plus près la position de confort mandibulaire (ORC cliniquement validée par l’orthèse).
2- Dans ma proposition prothétique il n’y a pas de situation sans gouttière: le jour où on pose le châssis on enlève la gouttière. Le châssis reproduit exactement la situation mandibulaire donnée par l’orthèse, et ceci, sans ajustements occlusaux. il n’y a donc pas eu d’équilibration occlusale.
Merci encore pour vos questions très claires.